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Une gouvernance d’Internet fragmentée peut-elle empêcher la fragmentation d’internet ?

par Michel Lambert

Internet est une une ressource incontournable voire vitale permettant la communication, la collaboration et la création avec quiconque, où qu’il-elle soit. Il n’est dorénavant plus possible d’imaginer notre monde sans Internet, nerf central de l’économie mondiale. Nous ne percevons pas encore tout son potentiel sur la connaissance, le développement ou le bien être commun de toute l’humanité.

Internet est cependant menacé. De plus en plus, on parle de fragmentation, un phénomène complexe observé notamment quand un utilisateur n’obtient pas le même accès aux services et espaces d’Internet en fonction du lieu où il se trouve sur la planète. Ces situations crééent des inégalités, permettant à certains, mais pas à d’autres, de communiquer librement avec qui ils veulent et limitant des accès à des services en ligne souvent essentiels. Sur un Internet fragmenté, de multiples versions de la même information peuvent exister selon les réseaux.

Le Forum pour la gouvernance d’Internet (IGF) joue un rôle fondamental dans le développement d’Internet en permettant la coopération entre les multiples acteurs autour des enjeux et défis qui émergent à l’ère numérique. Création des Nations Unies, il est de facto l’unique processus multipartite regroupant à la fois les opérateurs, les gouvernements et la société civile sur ces questions.

Lors de ces deux plus récentes éditions, à Addis Abeba, Éthiopie en 2022 puis cette année à Kyoto, Japon, les organisateur ont ajouté au programme une nouvelle série de débats sur le thème : éviter la fragmentation d’Internet. Au même moment, un sous-réseau du forum, le Policy Network on Internet Fragmentation – PNIF, était créé et entreprenait des travaux pour tenter de mieux comprendre le phénomène et de viser à proposer des politiques pour réduire ses impacts, le cas échéants.

La course contre la montre est enclenchée. Le processus multipartite de la gouvernance d’Internet peut-il encore éviter sa fragmentation ?

Qu’est-ce que la fragmentation d’Internet ?

Internet est par définition un réseau de réseaux qui sont rattachés ensemble par des technologies et des protocoles compatibles. On parle alors d’interopérabilité et c’est cette interopérabilité qui créé l’unicité d’Internet. Un Internet fragmenté est un Internet qui n’est pas l’Internet unique et interopérable auquel nous aspirons. Cet internet ouvert et interopérable respectant les droits humains et permettant un accès critique demeure un idéal. De fait, Internet n’a jamais été aussi fragmenté, mais ces différents niveaux de fragmentation apparaissaient jusqu’à récemment plutôt techniques et tout de même cohérents avec son développement. Ce fut le cas notamment des problèmes initiaux de compatibilité entre les protocoles IPv4 et IPv6, problèmes qui pour un temps ont put causer une certaine fragmentation.

Des chercheurs craignent toutefois que de nouvelles couches de fragmentation plus importantes, notamment politiques et commerciales, puissent entraîner un dysfonctionnement voire même une rupture d’Internet.

Au niveau politique, des mesures de censures comme celles appliquées à Internet au Myanmar après le coup d’état ou encore plus récemment dans les territoires occupés par la Russie en Ukraine sont des exemples évidents de fragmentation. Ces états décident littéralement de ce que leurs utilisateurs peuvent voir et faire sur leurs plateformes. Encore plus poussée, la volonté de la Chine de construire sa propre version d’Internet a donné naissance à l’expression Spinternet. La Chine détient ainsi un contrôle total sur les contenu et les plateformes sur son réseau lui permettant la surveillance et une censure globale sur un internet chinois de facto coupé du reste de l’Internet global. D’autres pays pourraient suivre, dont la Russie qui explore déjà plusieurs possibilité de construire son Runet.

En parrallèle. on note de plus que la réalité de la fragmentation est en train de devenir une notion dominante dans les relations internationales. On parle de plus en plus de souveraineté numérique, de contrôle local des contenus et les États entreprennent de réglementer leurs échanges numériques dans des ententes bi ou multilatérales qu’on appelle des Digital Economic Agreements (DEA). Le Canada a par ailleurs annoncé son intention de joindre le Digital Economy Partnership Agreement, une initiative regroupant pour l’instant la Nouvelle Zélande, Singapour et le Chili conçue pour aborder les questions de l’économie numérique intéressant les entreprises, les travailleurs et les consommateurs, telles que l’intelligence artificielle et les identités numériques.

Le site d’Affaires Mondiales Canada précise que l’adhésion au DEPA renforcerait la position du Canada en tant que leader de l’économie numérique mondiale et lui donnerait un siège à la table pour l’élaboration des règles internationales.

Cette réalité risque de remplacer l’idéal d’un Internet ouvert, interopérable et neutre. Les enjeux de sécurité et les politiques commerciales internationales s’immiscent dans le développement d’Internet, ce qui accroît la pression en faveur de politiques de localisation et de concurrence. Toutes ces évolutions inquiétantes peuvent avoir un impact sur la coopération multilatérale et la volonté des États de s’impliquer dans autant d’instances multipartites.

La fragmentation peut donc être causée par des pratiques techniques, gouvernementales ou commerciales qui impliquent un contrôle sur ce que les utilisateur peuvent dire et voir en ligne. On définira la fragmentation comme une ensemble de barrières qui empêche un certain utilisateur d’avoir accès aux contenus et services auquel un autre utilisateurs peut avoir accès.

Une gouvernance d’Internet mondiale fragmentée

Le Forum sur la gouvernance de l’Internet est un forum des Nations-Unies pour le dialogue politique multipartite sur les questions de gouvernance de l’Internet. Le IGF a été institué dans l’Agenda de Tunis du Sommet mondial sur la société de l’information (WSIS) en 2005, en tant que forum ouvert et inclusif, afin de discuter des questions de politique publique liées aux dimensions technologique, économique, juridique et normative de l’évolution et du développement de l’Internet, de ses applications, contenus et usages.

Depuis sa création, le IGF s’est mérité un certain succès mondial en tant que premier lieu multipartite pour les discussions transversales et inclusives sur les questions de gouvernance de l’Internet. La participation à la réunion annuelle de l’IGF, ainsi que ses processus organisationnels et programmes de travail intersessions, a augmenté et continue de croître, aux niveaux national, régional et international. Les processus et principes fondamentaux de l’IGF restent ouverts et transparents, et développés de manière ascendante par la communauté de l’IGF. Le dernier Forum global de la gouvernance d’Internet s’est tenu à Kyoto, Japon, du 8 au 12 octobre 2023. Le Sommet WSIS +20 dans 2 années doit permettre de revoir la suite du processus. Le PNIF, le Policy Network on Internet Fragmentation est issue du IGF.

Mais le IGF n’est possiblement plus le seul joueur. Antonio Guterres a lancé récemment le Pacte numérique mondial qui devrait être entériné en 2024 lors du Sommet de l’avenir pour permettre de « définir des principes partagés pour un avenir numérique ouvert, libre et sécurisé pour tous ». Ce nouveau processus, offrant clairement un espace plus important aux gouvernements membres de l’ONU s’annonce lui aussi ouvert et inclusif des parties prenantes. Mais les gouvernements ne sont pas tous également ouverts…

Encore plus récemment, des rumeurs annonçaient que le Brésil irait de l’avant avec son intention de d’organiser NetMundial +10 en 2024. L’événement original, tenu en 2014, était un événement unique co-organisé avec l’ICANN et qui voulait de tracer de nouvelles voies de coopération mondiale autour de la gouvernance d’Internet à partir notamment des pays du Sud. Une structure, le NetMundial Initiative, avait été créé après la conférence pour fournir une plateforme permettant de catalyser la coopération pratique entre toutes les parties.

2025 verra aussi la tenue du processus WSIS +20 qui devrait valider un éventuel 3e mandat pour le IGF et sans doute intégrer de nouvelles approches pour un processus IGF qui devrait être plus inclusif encore.

Ces nouvelles initiatives, bien qu’en théorie toutes en soutien à un internet ouvert, interopérable et géré par des processus tout aussi ouvert et multipartites, viennent brouiller les cartes. Elles multiplient les potentiels lieux de décisions et le nécessaire investissement de chacun des acteurs pour participer à l’ensemble. Des organisations de la société civile par exemple devront faire des choix devant l’impossibilité de soutenir leurs participation à autant de sessions partout dans le monde. (et c’est sans considérer la multiplication des impacts climatiques de tous ces grands sommets). Au final, ce seront essentiellement les gouvernements et les grandes firmes technologiques qui seront en mesure de suivre tous ces processus. Les questions de droits humains pourraient être relégués au second plan, mais surtout, considérant que les principaux risques à la fracturation d’internet sont politiques et commerciaux, donner préséance à ces deux secteurs apparaît plutôt contre-productif et risqué.

Pour compléter ce portrait assez peu reluisant, le IGF 2024 est déjà annoncé pour l’Arabie Saoudite, une nation qui est loin de faire l’unanimité, notamment pour son respect des droits et de l’internet ouvert. Plusieurs organisations de la société civile envisageraient déjà le boycott du IGF 2024 alors que la Russie cherchent à confirmer son souhait de recevoir le IGF 2025 !

Le Réseau politique sur la fragmentation de l’internet (Policy Network on Internet fragmentation – PNIF)

Formellement créé en 2021 par les instance multipartites du IGF global, le PNIF vise à approfondir le débat sur la fragmentation de l’internet – le concept, les causes et les effets – et à explorer les moyens de remédier à la fragmentation,

Le PNIF s’est tout de même doté d’un cadre pour discuter de la fragmentation de l’internet avec l’’objectif que ce dernier puisse servir d’outil inclusif d’orientation pour poursuivre le dialogue sur la fragmentation et y associer davantage de personnes et de parties prenantes.

Le cadre issu des discussions du PNIF conceptualise trois dimensions clés de la fragmentation

dimensions clés de la fragmentation :

  • la fragmentation de l’expérience de l’utilisateur,
  • la fragmentation de la couche technique de l’internet, et
  • la fragmentation de la gouvernance et de la coordination d’internet.

Il indique que les développements techniques, politiques et commerciaux et leurs conséquences peuvent avoir un impact sur la fragmentation. Il analyse aussi les relations potentielles et les chevauchements entre ces dimensions, entre la fragmentation technique, la fragmentation de l’expérience utilisateur et la fragmentation de la gouvernance.

Le PNIF propose l’utilisation d’un cadre de droits humains soit utilisé pour évaluer les mesures ayant un impact sur l’expérience de l’utilisateur et déterminer si ces mesures améliorent l’expérience de l’utilisateur ou si elles ont un impact négatif et doivent donc être évitées.

L’interopérabilité de l’infrastructure mondiale de l’internet est proposée comme cadre de référence pour évaluer la fragmentation technique.

La dimension de la gouvernance de l’internet vise quant à elle à saisir l’engagement en faveur de la gestion multipartite de la couche technique de l’internet et l’existence ou l’absence d’un cadre mondial entre les instances multilatérales et multipartites, les gouvernements et les parties prenantes pour aborder la question de la fragmentation mondiale.

En deux années, le réseau est encore loin de l’idée originale d’adopter un code de conduite qui viserait à prévenir la fragmentation. Mais quatre premières recommandations ont émergées de ses travaux. La toute première, qui n’apparaît malheureusement pas comme la priorité du moment, est d’éviter de multiplier les lieux de débat dans la gouvernance d’Internet! On souhaite plutôt (2) prioriser la coopération entre les différentes instances, (3) que tous les organes de gouvernance d’Internet permettent une participation significative de toutes les parties prenantes et (4) un meilleur engagement des toutes les instances avec les gouvernements.

Défis et Perspectives

Même au sein des instance du IGF, il existent encore des analystes pour remettre en question l’existence factuelle de la fragmentation. Ces personnes basent leurs conclusions sur la seule perspective technique de l’interopérabilité d’Internet qui semble globalement fonctionner si on ne considérerait pas la Chine ou la menace du Runet! Elles omettent évidemment en plus de considérer l’expérience de millions d’utilisateurs qui subissent des coupures partielles ou totales d’Internet. L’organisation Access Now a déjà recensé entre janvier et mai 2013 plus de 80 coupures d’Internet dans 21 pays!

On peut sas doute aussi affirmer que pour les grandes entreprises technologiques, la fragmentation est moins inquiétante puisque leurs modèles d’affaires visent précisément à s’accaparer d’immense parts du marché en maintenant les utilisateurs dans leurs platefores et outils. Ce ne sont pas des modèles qui fragmente Internet de facon réelle mais certaines entreprises sont allés jusqu’à proposer des produits qui peuvent se confondre avec Internet et par lesquels il est difficile d’accèder véritablement à Internet.

Le processus de débat autour de la question de la fragmentation au sein du IGF avance, mais plutôt lentement considérant l’importance de l’enjeu. Il demeure difficile de concevoir jusqu’où, et quand, le PNIF pourra se rendre dans sa volonté de proposer un code de conduite pour éviter la fragmentation d’Internet. Indépendamment, il devient encore plus hypothétique de s’étendre sur le potentiel d’un tel code. Serait-il accepté, adopté par toutes les parties prenantes? Sera t’il contraignant ?

La multiplication des espaces de gouvernance d’internet dans les deux prochaines années, notamment avec le lancement du processus du Pacte numérique mondial où d’une certaine façon les Nations-Unies viennent concurrencer le processus qu’elles ont soutenu pendant 20 ans, apparaît comme une forme de recentrage de la discussion en faveur des États-Nations qui souhaitent maintenant réglementer Internet, potentiellement par des accords globaux, mais aussi dans leurs propres pays. Les potentiels cas de fragmentation d’Internet par la réglementation apparaissent de plus en plus comme un des principaux risques. Le cas du Canada est intéressant dans ce contexte puisqu’il vient de légiférer sur les plateformes de communication en ligne qui rendent disponible des nouvelles provenant de médias canadiens. La décision de Meta (qui devrait étre reprise par Google en décembre prochain) de ne plus permettre la redistribution de ce contenu sur ses plateforme crée une forme de de fragmentation d’Internet en privant des utilisateurs de certains contenus, et ce ; au moment même où le Canada souhaite joindre l’Accord de partenariat pour l’économie numérique. On peut imaginer que, comme dans le cas de la multiplication des ententes commerciales bilatérales que le pays a signé dans les dernières 20 années, que de tels accords pour l’économie numérique pourront se négocier sans transparence puis se multiplier. Il est trop tôt pour savoir quels impacts ces ententes aurons sur les pays non signataires, mais il est possible de rationaliser que ces exclusions peuvent mener à de nouvelles formes de fragmentations.

Dans ce contexte, il est à souhaiter que le processus du WSIS +20 permettra non seulement de reconduire le IGF après 2025, mais aussi d’intégrer les débats des autres processus pour éviter la fragmentation même du débat sur la fragmentation. Mais l’enjeu du maintien d’un cadre de droits humains dans ces débats alors que les politiques nationales et les impératifs commerciaux prennent de plus en plus d’espace demeure un grand défi.

D’ici là, l’augmentation des coupures de réseaux et la prolifération de ce que l’on appelle les «splinternets» continueront de représenter un défi important pour la libre circulation de l’information et les interaction des utilisateurs. Des millions de personnes dans le monde sont présentement isolées numériquement pour toutes sortes de raisons et les risques que cette situation empirer à court terme sont réels.

 

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